
Venez retrouver vos héros à travers une sélection de scènes bonus inédites issues du tome 3 : La Bataille des Peuples
I-Une nécessité
Références:
Partie I - Chapitre 11
NB : Dans la version de 2024, cette scène forme le chapitre 12.
Gerremi et M. Jon sont à Phaséas (capitale du Royaume de Morner) pour leur mission de sauver Enendel de la malédiction du Trophée de Clairvoyance. Ils ont établi leur camp de base au Sanctuaire, le lieu de refuge de tous les criminels mornéens, où ils doivent mettre un plan à exécution pour infiltrer le palais d’Isiltor et dérober les trois clés permettant d’ouvrir la salle des Trophées.
Tout en marchant sur la pointe des pieds, d’un pas souple et léger, Gerremi s’avança vers son Magastel, concentré sur l’étude du croquis de la maison des frères Lartor – les Gardes Royaux dont ils prendraient l’identité pour s’infiltrer dans le palais d’Isiltor.
Au moment où il s’apprêtait à lui abattre le bout de bois faisant office de dague d’entraînement dans le cou, le professeur fit un bref mouvement du poignet. Une lune hologrammique propulsa Gerremi en arrière. Il atterrit la tête la première sur son lit.
Le jeune Dragon se releva dans un soupir.
— Plus discret que la dernière fois, mais aussi lent qu’une tortue, se moqua M. Jon, il faut que tu sois beaucoup plus rapide. Une fois que tu as étudié ta cible, que tu sais où et comment frapper, agis le plus vite possible. Dans le cas contraire, tu perdras l’effet de surprise. Recommence.
Gerremi acquiesça. À l’instant même où il faisait volte-face, M. Jon se glissa subrepticement dans son dos. Il le saisit par-derrière et lui posa le fourreau de sa dague sur la carotide.
— La rapidité d’exécution est la clé du succès, en particulier lorsque tu te trouves face à des ennemis beaucoup plus forts et plus entraînés que toi.
— Je vois ça, maugréa le jeune Dragon tout en se dégageant de la prise de son Magastel.
Tandis que M. Jon retournait à sa table, Gerremi repartit dans la salle de bain. Il réussirait, cette fois-ci. Il devait réussir. Le jour de la mission se rapprochait à grands pas. Si ses pouvoirs et ses talents d’escrimeur lui seraient d’une aide précieuse, il lui manquait une aptitude cruciale : savoir prendre un ennemi par surprise. Une compétence dont son Maître ne lui avait plus reparlé depuis le meurtre de Morel.
Si Gerremi lui en avait été, tout d’abord, profondément reconnaissant, il avait lui-même fini par demander à son Magastel de lui enseigner comment tuer un homme dans le dos. Il lui coûtait de l’admettre – et il en souffrait encore –, mais M. Jon avait eu raison de l’encourager à tuer Morel. Outre l’amulette du « meilleur employé du trimestre », qui décorait fièrement l’armure du Garde Rovec Lartor, les deux autres clés permettant d’ouvrir la salle des Trophées étaient gardées dans le bureau d’Isiltor et dans celui du capitaine de la Garde Royale. M. Jon s’occuperait de celle du gradé, tandis que Gerremi devrait récupérer celle du cabinet du Roi. Assassiner un Garde serait peut-être une nécessité.
Le jeune Dragon prit une profonde inspiration et s’avança d’un pas léger et rapide – dont il était relativement fier – vers son Magastel. À peine était-il arrivé au milieu de la chambre, qu’un coup de vent le projeta une fois encore sur son lit. Une nouvelle rafale lui balança un coussin à la figure.
— Trop bruyant, lança M. Jon, on t’entend venir de très loin.
Il rangea ses papiers et jeta un œil à sa montre à gousset.
— Il est presque huit heures, il faut qu’on descende manger. Larrys et Nivirial nous attendent. Nous reprendrons l’entraînement furtif demain soir. J’aimerais que tu travailles sur Psyche’move après le dîner. Tu dois absolument maîtriser ce pouvoir pour le jour de la mission.
Gerremi opina, tout en s’appliquant à masquer sa déception. Cela faisait cinq jours qu’il travaillait sans relâche sur ce nouveau sort. Psyche’move était un pouvoir de signe Esprit, qui permettait de manipuler un objet à distance.
Le lendemain, tandis que M. Jon se rendait dans la Cité, Gerremi passa la matinée à s’entraîner avec Nivirial et Larrys, et l’après-midi à étudier les plans du palais d’Isiltor.
Lorsque, à six heures du soir, le jeune Dragon entendit les pas de son Maître résonner dans le couloir de l’auberge, il se hâta de s’enfermer dans les latrines, la main crispée sur son bout de bois. Cette fois-ci, il réussirait à le surprendre.
Il risqua un rapide coup d’œil par la serrure, qui lui apprit que M. Jon venait tout juste de pénétrer dans la chambre.
— Gerremi ?
Son Magastel balaya la pièce du regard, puis se dirigea vers la table où il se mit à lire les notes de son disciple.
Gerremi poussa doucement la porte des latrines, s’avança en silence et faucha les jambes de son Maître avec un fouet d’eau. Il lui bondit dessus et abattit son bâton dans son cou.
— Bonsoir, Maître, s’amusa-t-il, vous avez passé une bonne journée ?
— Quel accueil chaleureux !
Gerremi aida M. Jon à se relever, un grand sourire accroché aux lèvres. Réussir à surprendre son Magastel n’était pas une mince affaire.
— Bien joué, mon disciple. Je vois que la leçon d’hier a été utile.
— Celle-ci aussi.
Gerremi fit un geste discret de la main. Le bâton qui gisait sur le sol lévita et vint frapper M. Jon au niveau du cœur, puis de la gorge.
— Où est passée votre rapidité, Maître ? le taquina le jeune homme, vous êtes devenu aussi lent qu’une tortue ?
— Ne me cherche pas, Gerremi, s’amusa M. Jon, ou tu vas le regretter…
Il fit un geste de la main vers son disciple. Aussitôt, un halo blanc s’enroula autour de ce dernier. S’ensuivit une violente explosion de lumière pâle et de foudre, qui projeta Gerremi en arrière. Le jeune Dragon serra les dents.
— Que dirais-tu de régler cette histoire par un combat ? poursuivit M. Jon, Lib a accepté de nous prêter son arène pour ce soir.
Le jeune Dragon se releva d’un bond.
— Avec plaisir.
— Parfait. Pas d’honnêteté, tous les coups seront permis, ajouta-t-il dans un sourire.
***
Rodric venait de franchir la frontière du Sanctuaire lorsque la voix de Lorvic appela son prénom. Il tourna la tête. Son frère d’armes, adossé à la façade d’un élégant manoir pourvu de flèches élancées ornées de statuettes dorées, lui faisait signe de le rejoindre. Il s’exécuta.
Lorvic le conduisit jusqu’à un patio reculé, décoré d’une fontaine à étages et de rosiers grimpants.
— Je voulais t’informer que Menara est à Phaséas. Le Maître Arcanel l’a envoyée en mission ici.
Rodric sentit son ventre se nouer. Menara, co-gérante de la Guilde de Litiriale, était l’une des femmes les plus gradées de la Confrérie. Elle disposait du titre de Comtesse – la plus haute distinction qu’un assassin pouvait avoir – et défendait les intérêts de son Maître avec ferveur. Si Arcanel avait choisi de la dépêcher en Morner, ce n’était pas sans raison. Il était étroitement surveillé. Il jura intérieurement.
— Il faudrait peut-être accélérer la formation de ton disciple, mon ami, fit valoir Lorvic, qui en était venu à la même conclusion. Ils ne te feront aucun cadeau.
— Je fais ce que je peux... C’est assez compliqué avec Gerremi. Son sens moral est très fort, je ne ferai pas de lui un assassin du jour au lendemain. Il a déjà fait d’énormes progrès ces dernières semaines. J’espère que Menara sera capable de le reconnaître.
Lorvic plongea sa main dans l’eau de la fontaine et joua distraitement avec.
— Il a commis son premier meurtre ?
— Oui.
— Alors, il a perdu son innocence…, murmura-t-il tout en dessinant des figures géométriques dans le bassin.
Si cette phrase mit Rodric mal à l’aise et fit même monter en lui une pointe de culpabilité, il veilla à n’en rien laisser paraître. Ne jamais montrer ses sentiments était une règle d’or chez les assassins.
— Tuer n’est pas un acte anodin, avait fait valoir Maître Ivron au cours de sa première semaine de formation, c’est une action contre nature, à l’opposé des principes moraux qu’on a pu vous transmettre. Votre premier meurtre marquera votre âme au fer rouge. Une trace indélébile, que vous ne pourrez jamais effacer. Apprenez à faire taire vos émotions, à fermer votre esprit, à vous murer dans une carapace de marbre ou cette marque brûlante vous réduira en cendres. Ne vous laissez jamais submerger par votre culpabilité.
Maître Ivron était le seul enseignant à les avoir mis au parfum. Les autres professeurs leur avaient tous présenté l’assassinat comme un Art des plus nobles, parfois comme une façon de participer à l’équilibre de la Création, la vie et la mort étant étroitement liées. On leur avait même assuré qu’en exerçant leur profession, ils rendraient un grand service à la population puisque nombre de contrats portaient sur des êtres abjects : pédophiles, violeurs ou même des bandits responsables d’immenses massacres – à l’instar de ceux qui avaient tué sa famille.
— Si tu le souhaites, je peux t’aider à faire bonne figure devant Menara, offrit Lorvic, je viens de rencontrer un commanditaire. Ma cible est un général de Morner. Tu peux proposer à ton disciple de m’accompagner en mission. Je doute qu’il rechigne à tuer un ennemi de son peuple. Un officier mornéen en moins, c’est un salut pour Hesmon. Il ne risquera rien, je te le promets.
Rodric n’appréciait guère l’idée de laisser Gerremi traîner dans les rues de Phaséas, loin de sa protection, mais quel autre choix avait-il ? S’il voulait qu’Arcanel le laisse tranquille, il devait accepter la proposition de Lorvic. C’était une nécessité.
— Entendu, lâcha-t-il dans un souffle, mais je viens avec vous.
***
— J’en ai marre de cette potion pourrie !
Nivirial, le visage empourpré de colère, frappa du poing sur la table. Elle venait de rater, une fois de plus, son philtre de transmutation. La mixture avait pris une teinte rougeâtre – normalement, elle devait être vert clair –, qui n’augurait rien de bon pour la souris qu’elle devait changer en plume.
Comme s’il avait senti le danger imminent, le rongeur se mit à couiner dans sa cage.
— Calme-toi, Nivirial, lui intima Larrys, l’Alchimie est un Art qui demande beaucoup de patience et de concentration.
Il plongea sa louche dans la potion de sa protégée et l’étudia en détail.
— Je pense que tu as mis quelques grammes de graines de coquelicot en trop. Gerremi, que donne la tienne ?
Le jeune Dragon lui montra son breuvage.
— Pas mal du tout, murmura Larrys en touillant la mixture, elle est encore un peu trouble, essaye de rajouter un peu de salive d’hirondelle.
— Je déteste l’Alchimie, bougonna Nivirial, les bras croisés sur sa poitrine, et j’en ai marre d’être ici. Mes parents croupissent en prison, se font torturer, pendant que je me tue à changer des souris en plumes.
— Sois patiente, Travor a promis de nous aider, il tiendra parole. Des pierres précieuses l’attendent en échange de la libération de tes parents.
Nivirial savait que Larrys avait raison, mais elle ne voulait rien entendre. Si cela ne tenait qu’à elle, elle aurait mis le feu à cette auberge véreuse, refuge des pires crapules du Royaume, et elle serait partie délivrer sa famille à la force de ses bras et de ses pouvoirs. Attendre lui était insupportable. Et si ses parents mouraient avant le jour de l’attentat ? Elle ne pourrait jamais se le pardonner. Ni s’en remettre.
Les yeux au bord des larmes, Nivirial se leva d’un bond et se précipita vers la sortie de sa chambre.
— Reste ici, enjoignit Larrys à Gerremi, je vais la voir.
À l’instant même où il quittait la pièce, M. Jon entra.
— J’ai vu Nivirial partir en courant, Larrys après elle, que s’est-il passé ?
— Nivirial est à cran, répondit le jeune homme tout en jetant un œil inquiet en direction de la porte, comme tout le monde. Votre repérage a donné quelque chose ?
— Il faut que je te parle en privé.
Il l’invita à le suivre jusqu’à leur propre chambre.
Gerremi s’exécuta, le cœur brûlant de curiosité, mais ce ne fut pas d’espionnage que son Magastel lui parla. Du moins, rien qui ne fût en lien avec leur mission d’infiltrer le palais royal. Ce fut bien pire.
— Lorvic m’a fait une proposition, tout à l’heure. Il souhaite que tu l’accompagnes en mission d’assassinat.
Gerremi sentit ses poils se dresser sur ses bras. M. Jon voulait qu’il commette un nouveau meurtre… il n’en avait aucune envie. S’entraîner était une chose, agir réellement en était une autre. Jamais il n’aurait imaginé qu’il serait contraint de mettre l’enseignement de son Magastel en pratique aussi rapidement, surtout pas pour honorer un contrat d’assassinat. Jouer les espions, sans problème, mais devenir un criminel ? Non.
— Lorvic veut simplement que tu observes comment il exécute sa mission, ajouta son Magastel d’un ton conciliant, comme s’il avait senti son recul, depuis la phase d’étude, en passant par la planification et l’assassinat. L’homme qu’il doit supprimer est un général de Morner. Sa mort sera bénéfique pour notre Empire. C’est une cible difficile donc tu ne la toucheras pas. Tu ne feras que regarder.
M. Jon prit une profonde inspiration et lui posa une main affectueuse sur l’épaule.
— Je ne te forcerai pas à y aller, mais j’aimerais que tu le fasses. Cet enseignement te sera utile pour l’infiltration.
« Sans aucun doute, mais à quel prix ? », s’enquit Gerremi.
— Vous viendrez avec moi ? demanda-t-il d’une voix faible.
— Je surveillerai vos arrières le jour de l’assassinat, mais je n’interviendrai pas.
Il lui passa une main affectueuse sur le visage, un léger sourire, qu’il voulait réconfortant, au bord des lèvres.
— Tu ne risques rien, Gerremi. Lorvic n’a jamais raté une seule mission.
Assis dans une taverne populaire en compagnie de Lorvic, Gerremi observait leur future cible. C’était un Mornéen du nom de Renk Berg. Un humanoïde à la peau verdâtre et au crâne dégarni, constellé de petites cornes poilues. Vêtu de son armure d’officier – une imposante cuirasse noir et rouge rehaussée d’épaulettes d’or –, il riait aux éclats avec des collègues. Ses yeux ne cessaient de loucher sur un groupe de femmes, attablées dans un coin. Il semblait tout particulièrement intéressé par une rousse cornue à la poitrine énorme, subtilement mise en valeur par un corset serré.
Lorvic l’avait chargé de dresser une liste mentale de tout ce que le général affectionnait ou avait l’habitude de faire : où vivait-il ? À quelle heure quittait-il son domicile pour partir au travail ? quand revenait-il ? Que faisait-il après sa journée de labeur ? Comment se distrayait-il ? Qu’aimait-il ? Qui fréquentait-il ?
— Tu le sais déjà, mais une piqûre de rappel ne fait jamais de mal. Le temps est ton meilleur allié dans la planification d’un meurtre, lui avait expliqué Lorvic. Lorsque tu en disposes, il faut toujours le mettre à profit. Plus ton étude sera poussée, plus tu pourras bâtir un plan qui tient la route. Les débutants tendent souvent à raccourcir la phase d’étude. Une grossière erreur.
Après trois jours de prospection, Gerremi avait appris que le général passait le plus clair de son temps libre en compagnie de ses hommes, dans la taverne du Tonneau Gaillard. Soucieux de son image, il veillait à ne jamais s’enivrer au point de tituber ou de vomir dans le caniveau, simplement à être joyeux. Il aimait le chant et la danse.
— Est-ce que tu commences à voir un plan se dessiner ? lui chuchota Lorvic.
Gerremi avala une gorgée de bière et alluma son aura. La potion de dissimulation qu’il avait glissée dans sa pinte la maintint invisible. Aucun client ne fut à même de repérer son pouvoir de télépathie.
— On pourrait l’empoisonner à la ciguë. La conine, son principe actif, agit en une à deux heures. S’il avale le poison un peu avant la fermeture de la taverne, il mourra chez lui, dans la nuit. Le poison est simple à obtenir: tous les apothicaires du Sanctuaire vendent de la ciguë.
Le jeune Dragon, mal à l’aise, s'humecta les lèvres. Il parlait d’empoisonner un homme comme si c’était une formalité.
Une lueur d’étonnement s’alluma dans les prunelles reptiliennes de Lorvic.
— Rodric t’a parlé de cette molécule ?
— Il m’a demandé de lire des livres sur les poisons, en vue de la mission. La conine a l’avantage de ne se manifester ni trop tôt ni trop tard chez la victime. Pour plus d’efficacité, on peut la coupler avec du datura. On peut également diminuer les effets ressentis chez la cible en mélangeant le tout à de l’opium ou à de l’opamira. Elle ne souffrira pas ou très peu avant de mourir.
« Mais qu’est-ce que je suis en train de dire ? s’alarma-t-il, jamais Fédric ne réciterait de telles horreurs ».
Le large sourire de Lorvic lui donna la nausée, mais il s’appliqua à n’en rien laisser paraître.
— Pas mal du tout, le félicita l’assassin.
« Excellent même, ajouta-t-il en son for intérieur, ce garçon est exceptionnel. Je comprends pourquoi notre maître compte sur lui ».
— Tu as déjà réfléchi à la façon dont nous pourrions nous y prendre pour glisser le poison dans son verre ?
— Si vous faites diversion, je pourrai le faire avec Psyche’move. Vous pourriez engager la conversation avec lui ?
Le sourire de Lorvic s’accentua.
— C’est parfaitement dans mes cordes. Nous agirons demain soir. Il faudra que tu sois rapide, Gerremi. Je ne pourrai pas le retenir longtemps.
Il fronça les sourcils.
— Tu es sûr que ça va aller ? s’enquit-il.
— Oui, il le faut bien.
« De toute façon, ce n’est qu’un ennemi, ajouta-t-il pour lui-même, au moins, mon frère ne risquera jamais de le croiser sur un champ de bataille ».
Le lendemain soir, Gerremi, M. Jon et Lorvic attendirent patiemment que l’horloge figurant derrière le comptoir du Tonneau Gaillard indique deux heures du matin – soit une demi-heure avant la fermeture de l’établissement – pour agir.
L’allégresse régnant dans la taverne était une aubaine : entre les jeux, les danses, les chants et les éclats de rire, personne ne s’intéressait à eux.
Gerremi et Lorvic échangèrent un regard entendu, puis l’assassin se leva. Son visage reptilien s’anima d’une expression naïve, un peu simplette.
— Hé ! z’êtes le célèbre Général Berg ? C’est ça ? brailla-t-il.
Comme un seul homme, le gradé et ses camarades tournèrent la tête vers Lorvic, qui titubait à leur rencontre.
Gerremi se leva, suivi de près par son Magastel. Il contourna la table du général, manquant de se faire renverser par deux danseurs enivrés qui sautaient en l’air, épaule contre épaule, au son des tambours, et se recroquevilla contre le mur lambrissé du fond, une main plaquée sur son estomac faussement douloureux. D’ici, il jouissait d’une vue dégagée sur le pichet de sa cible.
M. Jon s’accroupit devant lui et fit mine de s’inquiéter de sa santé.
— Fais exactement comme en entraînement, lui glissa-t-il à l’oreille, tu vas réussir.
— Qui êtes-vous ? demanda le général à Lorvic, tout en le détaillant de la tête aux pieds d’un regard dédaigneux.
— Britig, mon Général. J’aimerais m’engager dans l’Armée, mais beau frérot, il dit qu’c’est pas pour moi. Que j’chuis un faible. Pas des muscles, mais de là – il se tapota le front du doigt. J’en ai marre d’l’écouter, c’te andouille. J’comprends pas comment ma sœur, elle a pu l’épouser. Et beau papa, il est pire.
Le gradé et ses hommes échangèrent un regard moqueur, puis explosèrent de rire.
— Pourquoi vous riez ? s’enquit Lorvic, les poings posés sur les hanches et la tête légèrement penchée vers la droite.
— Pour rien, petit, grogna le général. Alors, tu veux t’engager dans l’Armée, c’est ça ?
Lorvic acquiesça de plusieurs hochements de tête successifs.
— Comment t’appelles-tu ?
— Britig, mon Général ! Je signe où ?
Gerremi inspira profondément et, d’un geste de la main, il fit léviter une petite fiole remplie de poison – qu’il avait passé une bonne partie de l’après-midi à concocter sous l’œil exigeant de son Magastel – vers la pinte du gradé. Il tremblait tellement sous l’effort de concentration que lui demandait son pouvoir, qu’il manqua de faire tomber le flacon à deux reprises.
Il s’autorisa un long soupir de soulagement lorsque la toxine se répandit généreusement dans le pichet.
— Je ne gère pas les enrôlements, Britig, fit le général, tu dois te présenter à la Milice. Tu peux y aller dès huit heures du matin. Mes collègues seront ravis de t’accueillir.
— N’écoute pas « beau-frérot » ou « beau papa », mon garçon, ajouta l’un de ses collègues, tout le monde a sa place dans l’Armée. Plus on sera nombreux, et plus vite on pourra écraser Hesmon.
Il partit dans un rire gras, qui fut repris à l’unisson par ses camarades.
— Ce sont les deux humains là-bas, ton oncle et ton beau-frère ? demanda le général, en désignant Gerremi et son Magastel du menton.
— Ouais, ils savent donner des ordres, mais boire, c’est autre chose. Ils tiennent pas l’alcool. Ah, ces humains…
Lorvic partit dans un rire guttural, si convaincant que ni le gradé ni ses hommes ne soupçonnèrent une entourloupe.
— Sur ça, au moins, j’suis meilleur qu’eux, s’enthousiasma-t-il tout en suivant des yeux le pichet empoisonné que le général portait à sa bouche.
— Le Général Berg, l’un des généraux les plus éminents d’Isiltor est mort cette nuit, leur apprit Larrys, le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner. C’est Lib qui m’a raconté ça. Apparemment, il aurait été empoisonné.
Gerremi sentit les battements de son cœur doubler la cadence. Il avait réussi.
— C’est une excellente nouvelle ! s’enthousiasma le Magastel tout en se frottant les mains, cet homme avait la réputation d’être une bête de combat. Je n’ose même pas imaginer les ravages qu’il aurait causés sur le champ de bataille. Tu dois être sacrément soulagé, ajouta-t-il en se tournant vers Gerremi.
— Oui, c’est une bonne chose qu’il ait été tué, répondit le jeune Dragon, un sourire au bord des lèvres. Mon frère est Garde d’Élite, ce sera un salut pour lui.
Il se demanda, un instant, si Fédric le féliciterait pour son geste. Outre le fait qu’il ait aidé un assassin à honorer un contrat, son aîné le remercierait-il pour son meurtre salvateur ?
Gerremi se força à chasser cette interrogation de sa tête. Contrat ou pas, il avait agi dans l’intérêt de sa nation. Qui pourrait le lui reprocher ? Certainement pas Fédric.
Les sourires de Gerremi et de Larrys moururent simultanément sur leurs lèvres lorsqu’ils avisèrent l’expression interdite de Nivirial. Le regard fixé sur son assiette de pâtisseries, elle ne cessait de jouer nerveusement avec le pendentif en forme de croc de tigre de son collier.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Larrys.
La jeune fille se mordit les lèvres.
— Renk Berg… Je connaissais cette personne, avoua-t-elle dans un chuchotement, c’était un ancien ami de mon père… – elle laissa échapper un long soupir – plus maintenant, de toute façon. Nous n’avons plus d’amis dans ce pays.
Nivirial repoussa violemment son assiette et quitta la salle commune de l’auberge, la tête basse, les yeux au bord des larmes.
Gerremi et Larrys échangèrent un regard brûlant d’inquiétude.
— Pauvre Nivirial, murmura le Magastel, cette guerre doit être une telle épreuve pour elle… Reste ici, Gerremi, je vais la réconforter.
II- L’amour en mer
Références :
Partie II - Chapitre 5
Naëlund et ses compagnons sont envoyés en mission au sud de la Terre des Mondes pour rallier le Royaume d’Ecmual à leur cause. Leur rencontre avec le Prince Tiban les a conduits jusqu’à la ville de Piregre où ils ont embarqué à bord de la Nymphe océane, qui les emmène vers Satalija (capitale du Royaume d’Ecmual). Pour animer leur voyage, Tiban, le capitaine du navire, leur propose une fête au cours de laquelle il compte séduire Solie.
Tout en regardant son mentor se diriger vers le gaillard d’arrière, au bras de Tiban, Naëlund serra les poings. Pourquoi Solie s’était-elle attachée à ce coureur de jupons ? Sa meilleure amie était une femme libre et forte. Les beaux parleurs n’étaient absolument pas son type d’homme.
« Je ne vais pas te laisser te faire embobiner par cet abruti, je te le promets. Tu ne termineras pas la soirée dans sa cabine comme n’importe quelle fille facile », songea-t-il avec rage.
Tout en regardant ses compagnons évoluer en dansant, en riant ou même en hurlant autour de lui – ils devenaient de plus en plus joviaux à mesure que la bière et l’eau de vie pirégréenne affluaient dans leurs pichets –, Naëlund songeait au meilleur stratagème pour faire entendre raison à Solie.
Une idée fleurit dans son esprit lorsqu’il jeta un regard à Messire Uléry, son Magastel. Le professeur était assis sur une chaise et se tenait le ventre. S’il avait pu profiter de la fête pendant quelques précieuses minutes, l’alcool et le mal de mer avaient définitivement eu raison de sa volonté.
— Maître ? s’enquit Naëlund.
— Je vais bien, Naëlund, ne t’inquiète pas. Je crois que j’ai pris une pinte de trop… Je devrais peut-être aller me pencher au rebord…
— Bastingage, corrigea machinalement le métis tout en aidant son Magastel à se lever, oui cela vous ferait du bien… Est-ce que je peux vous demander un service ?
Le professeur acquiesça d’un signe de tête tout en respirant profondément.
— Tiban, c’est… magnifique ! s’exclama Solie en regardant l’horizon, on ne sait même plus où commence la mer et où termine le ciel. Je n’ai pas de mots assez forts pour décrire cette soirée.
Le capitaine de la Nymphe océane lui souleva une mèche de cheveux et lui glissa à l’oreille :
— C’est ce qu’on appelle la liberté. Le monde est à nous, Solie, il suffit de savoir le cueillir.
Il descendit sa main sur le cou de la jeune femme qui tressaillit à son contact.
Le cœur brûlant, la respiration saccadée, elle lui rendit ses caresses en effleurant, tout d’abord, le contour de ses épaules musclées, saillant à travers sa chemise. Elle descendit ensuite sur son torse, viril et puissant. Comme elle aimait cet homme…
« Ce n’est pas raisonnable… Je sais que je ne devrais pas… », ses pensées moururent comme Tiban prenait son visage entre ses mains et caressait la courbe de ses pommettes. Il lui déposa un baiser, sensuel et délicat, sur les lèvres, qui mit le feu à son corps. Oh oui, elle l’aimait… Elle ferma les yeux et embrassa Tiban avec une passion dévorante. Plus les secondes passaient, plus ses sens s’enflammaient de désir.
— Solie ! Aide-moi !
La jeune femme sursauta et tourna la tête. Naëlund marchait à grands pas dans leur direction. Les flammes de la passion moururent dans la nuit comme la jeune femme se détachait de Tiban pour se diriger vers son ami.
— Qu’y a-t-il, Naël ? demanda-t-elle avec agacement.
— C’est mon Magastel, j’ai besoin d’aide. Il ne se sent pas bien.
Solie soupira, s’excusa auprès de Tiban, puis suivit Naëlund, tout en le maudissant intérieurement. Il avait toujours la manie de la déranger dans les plus mauvais moments.
Lorsque le métis risqua un coup d’œil en arrière, son cœur exulta. Une grimace de frustration et d’incompréhension mêlées fleurissait sur le visage de Tiban. Naëlund se doutait qu’aucune femme n’avait jamais dû résister à ses tentatives de séduction. Mais Solie n’était pas une fille comme les autres.
« Eh oui, mon cher, elle me fera toujours passer avant le reste, il va falloir t’y habituer. Pas de conquête ce soir », songea le métis tout en faisant de son mieux pour ne pas éclater de rire.
Solie et Naëlund accoururent vers Messire Uléry qui était prostré au-dessus d’un seau, le dos adossé contre le grand mât.
— On va l’amener à la proue, il sera plus tranquille. Aide-moi à le soulever. Je n’ai pas pu appeler Dame Lore. Je ne sais pas où elle est partie. De toute façon, vu ce qu’elle a bu, je ne pense pas qu’elle aurait été capable de le porter.
Solie s’affaira tout en hochant la tête.
— Courage, Jestyn, ça va aller, murmura-t-elle, je vais vous apporter un peu d’eau. Il faut vous hydrater.
Le Magastel la remercia.
— Vivement qu’on revienne sur la terre ferme…, lança-t-il d’une voix pâteuse tout en échangeant un bref regard complice avec son disciple.
III-Origines
Références :
Partie II - Chapitre 9
Après avoir désactivé le Trophée de Clairvoyance, Gerremi a été sauvé du palais de Phaséas (capitale de Morner) par Erosan mais son Magastel n’a pas réussi à s’enfuir. Il a été capturé et envoyé en prison. Cette scène bonus se déroule à l’aube de la bataille de la vallée d’Eralion, alors que Rodric Jon est emprisonné depuis trois mois.
À moitié endormi, Rodric sursauta lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit sur un homme de grande taille. Il jura en reconnaissant Célestin Réorgi, l’ex-Intendant d’Hesmon.
— Debout ! ordonna le traître d’une voix sèche.
Rodric prit soin de l’ignorer et se retourna sur la paillasse qui lui servait de couche.
— Lève-toi, le bâtard, réitéra Célestin.
Devant l’absence de réponse de son prisonnier, il tendit sa main en avant. Une pluie de rochers et de rayons bleu pâle s’abattit sur Rodric. Par réflexe, celui-ci tenta de contrer l’attaque à l’aide de ses pouvoirs, mais une violente décharge électrique l’empêcha de produire la moindre étincelle de magie. Rodric s’affaissa sur sa couche en grimaçant de douleur. Les fers enchantés qui le retenaient prisonnier interdisaient l’utilisation de tout pouvoir.
Il se redressa sur son séant, les membres tremblants.
Célestin ricana. La lumière de la potion luminescente qu’il tenait à la main laissait entrevoir une lueur machiavélique, à la limite de la psychopathie, dans ses prunelles claires.
— Baisse les yeux ! hurla-t-il.
Lorsque sa main rencontra la joue de Rodric, une nouvelle déflagration de boue lui explosa au visage. Sa tête partit violemment en arrière, entraînant le reste de son corps. Une douleur fulgurante lui déchira la nuque lorsque cette dernière heurta le sol.
Rodric souffla sous la violence du choc et porta la main à son cou douloureux. Célestin esquissa une grimace dégoûtée.
— Tu ignores à quel point tu me répugnes, Rodric, lança-t-il, je me demande bien pourquoi ta catin de mère ne t’a pas tué en te donnant naissance. Selon la loi, une prostituée n’est pas autorisée à garder l’enfant d’un client. Dommage que ton père n’ait jamais été au courant de l’existence de son fils bâtard, je suis sûr qu’il se serait fait une joie de vous éliminer, ta mère et toi. Elle, pour être tombée enceinte, toi, parce que tu n’étais pas censé venir au monde.
Ces dernières paroles assaillirent Rodric avec plus de violence que ne l’aurait fait une lame. Même s’il avait réussi à obtenir une place honorable dans la société hesmonnoise, grâce à ses pouvoirs de Dragon, la honte de ses origines illégitimes pesait constamment sur ses épaules. Comment Célestin était-il au courant de sa naissance bâtarde ?
Le professeur se força à réfréner l’infamie qui noyait son cœur. Il ne montrerait aucun signe de faiblesse devant Célestin, il ne lui donnerait pas cette lueur de satisfaction.
Il se redressa et répliqua d’une voix cassante :
— Tu peux penser que je ne suis rien et que ma mère n’est qu’une fille de joie sans honneur, mais je l’admirerai toujours pour son courage. Elle s’est battue pour nous élever et nous donner une éducation, à mes sœurs et à moi. Elle a un sens du devoir familial bien plus poussé que le tien. Qu’as-tu fait d’honorable dans ta vie, Célestin ? Dilapider la fortune de ta famille ? Trahir ton peuple ?
— Ferme-la !
L’ex-Intendant lui administra une claque et se recula aussitôt.
— Quel dommage qu’Isiltor ait choisi d’écouter Esalbar Asgardal et de te laisser en vie, déplora-t-il d’un ton mauvais, je me serais délecté de voir ton cadavre se balancer au bout d’une corde. À mes yeux, attenter à un palais royal pour s’y infiltrer et commettre un acte de vandalisme sur l’arme magique qu’il abrite est hautement passible de la peine de mort. Depuis l’au-delà, je suis persuadé que mon père aurait également souhaité te voir pendu… Tu veux que je te fasse une confidence ?
Une lueur de panique s’alluma subitement dans les yeux de Rodric, comme il devinait où son ennemi voulait en venir, anéantissant tous ses efforts pour conserver une attitude impassible. Le Magastel se recula instinctivement, comme pour se protéger des paroles qui allaient suivre.
— Mon père, le Seigneur Léocle Réorgi, est décédé il y a six ans, expliqua Célestin, un sourire diabolique accroché aux lèvres, tu ne peux même pas imaginer le nombre de secrets que j’ai appris sur sa vie… L’un des plus terribles était sa passion pour les jeunes femmes. Apparemment, il s’offrait régulièrement les services de jeunes filles de basse condition sociale, prêtes à offrir leurs corps pour apporter un peu d’argent à leurs familles nécessiteuses. Je suis un homme très observateur et je dois avouer que, lorsque je t’ai croisé pour la première fois à Edselor, j’ai été frappé par quelques ressemblances physiques entre mon père et toi. Même vos signes Dragon sont proches. Père était de signe Lune et Esprit. Son compagnon de route était la Glace. Mais je n’ai pas cherché à en savoir plus. En revanche, lorsque j’ai appris les infidélités de mon père, je me suis intéressé à ton cas et, en effet, après maintes recherches, j’ai pu en conclure que tu étais mon demi-frère illégitime.
Rodric resta bouche bée, les yeux arrondis d’incrédulité et d’horreur mêlées.
— Rassure-toi, ajouta Célestin, moi aussi je déteste l’idée d’avoir un lien de parenté quelconque avec toi. Quand j’ai su que tu étais le bâtard de mon père, j’ai songé à te tuer, puis j’ai abandonné cette idée. À l’époque, tu ne représentais aucune menace pour moi, tu ne savais même pas d’où tu venais. Une vulgaire erreur… ta mort m’aurait épargné bien des souffrances. Le meurtre de ma femme, par exemple.
Il dégaina son épée et la plaqua contre la gorge de Rodric.
— Tu vois cette arme ? ajouta-t-il en augmentant un peu plus la pression de la lame sur sa gorge, c’est un trésor offert par ma chère épouse pour fêter nos vingt ans de mariage. À chaque fois que je la tiens entre mes mains, je pense à son assassinat et mon cœur se déchire. Je peux presque l’entendre me supplier de la venger. Tu ignores à quel point j’aimerais que cette lame te tranche la gorge, petit bâtard…
— Vas-y, tue-moi, je ne crains pas la mort.
Pour toute réponse, l’ex-Intendant lui frappa violemment la tempe du plat de son arme. L’oreille gauche en lambeaux, assaillie d’acouphènes, la vision brouillée par une centaine de points noirs, Rodric s’affaissa à nouveau sur sa paillasse.
Célestin le réveilla en le frappant au niveau des parties génitales. Le Magastel poussa un cri de douleur.
— Esalbar tient à ce que son jouet reste en vie. Lorsqu’il a décidé de commencer un projet, il va jusqu’au bout. Il est peut-être parti se battre en Hesmon, il y a deux jours, mais il n’a pas lâché l’affaire pour autant. Il t’a même réservé un traitement de faveur.
Un étau de peur enserra le cœur de Rodric. Lorsqu’il avait été emprisonné, Esalbar avait obtenu l’autorisation d’Isiltor de l’utiliser comme cobaye. L’énergie aurique d’un Magastel et celle de son disciple étant jumelles, étroitement liées par le rituel de Consécration, le magicien était persuadé qu’il pouvait détruire Gerremi en anéantissant son Maître.
Les tests qu’il s’efforçait de mener deux fois par semaine consistaient à étudier le rayonnement de l’aura de Rodric, puis à le torturer psychiquement, parfois physiquement, dans le but que son disciple ressente son mal. Si, pour le moment, les résultats n’avaient pas été concluants – le Magastel avait toujours réussi à canaliser son flux magnétique pour sécuriser son aura –, Rodric savait que ses efforts seraient bientôt vains. Ses conditions précaires de détention l’affaiblissaient de jour en jour et la mobilisation de l’énergie aurique pour créer des barrières psychiques requérait beaucoup d’énergie.
— Avant de partir en guerre, Esalbar m’a demandé de venir te voir pour t’avertir qu’il souhaitait que vous continuiez vos séances, poursuivit Célestin en rengainant son arme, il a mandaté deux amis scientifiques pour poursuivre son travail à la Tour d’Ifares.
Tout en souriant à pleines dents devant l’expression horrifiée de son demi-frère – les prisons d’Ifares étaient réputées pour les expériences abominables qu’on pratiquait sur ses détenus –, le traître s’accroupit et posa sa fiole lumineuse sur le sol.
— J’aime beaucoup l’idée de te savoir là-bas, même si je suis persuadé que le projet d’Esalbar sera un pur échec. Au vu de l’immensité de ses pouvoirs, ses tests auraient dû être concluants depuis bien longtemps. J’ai donc décidé de prendre les choses en main. Je me suis donné pour mission de tuer moi-même Gerremi Téjar. Une sage décision, non ? Je pars demain pour Hesmon.
— Essaye de t’approcher de mon disciple et il te tuera, répliqua Rodric d’un ton cinglant, je l’ai bien formé.
Célestin grimaça tout en balayant cette idée inconvenante d’un revers de la main.
— Tu crois sincèrement que je n’ai pas mûri mon plan, Rodric ? Contrairement à ton imbécile de disciple, je n’aime pas foncer tête baissée dans l’action. Je ne joue que lorsque je suis sûr de ma victoire. Je ne risquerai pas ma vie en combat frontal avec ton brave petit apprenti. Je préfère utiliser ceci – il sortit de sa besace une fiole de potion au contenu verdâtre – c’est une merveilleuse potion paralysante qu’une amie m’a fabriquée. Elle paralyse sa victime pendant cinq minutes, un temps très long, que je compte mettre à profit pour tuer Gerremi. Il mourra à petit feu, dans des souffrances atroces.
Exalté par la peur et la rage qu’il lisait en son ennemi, Célestin fut pris d’un fou rire dément.
— Je m’arrangerai pour l’isoler et je lui jetterai cette potion à la figure. Tu crois sincèrement que ton disciple a une chance d’en réchapper ? Non, il n’en a aucune. Mon seul regret sera de ne pas pouvoir te regarder hurler lorsqu’il rendra son dernier soupir. Perdre ton Magastel a dû être une épreuve. Que sera la perte de ton cher disciple ?
Dans un accès de rage, Rodric lança un coup de poing vers la figure de Célestin, qui, arrêté par les fers, le manqua d’un ou deux centimètres. Le Seigneur Réorgi se recula mécaniquement en l’injuriant de tous les noms.
— Je vais te laisser – il jeta un bref coup d’œil à sa montre à gousset – il commence à se faire tard. Il me reste beaucoup de préparatifs à faire avant mon départ. Je tiens à ce que ma mission soit un succès.
— N’y compte pas, lança Rodric en s’efforçant de masquer le tremblement de sa voix, c’est mon disciple qui te tuera.
IV- Un aperçu du futur
Références :
Partie II - Chapitre 18
Gerremi et M. Jon sont sortis de l’hôpital du village de Roloher et rentrés en Hesmon depuis une quinzaine de jours. Erenor, gravement empoisonné par son demi-frère, est toujours plongé dans le coma, tout comme Naëlund.
Il faisait relativement chaud en cette mi-Rosemer. La température printanière, presque estivale, tranchait avec l’hiver long et glacial qui avait frappé le centre et le nord de la Terre des Mondes.
Depuis la terrasse ensoleillée où il travaillait, au dernier étage du manoir de son Magastel, Gerremi pouvait observer le retour à la vie de la Cité d’Edgera.
La bataille de la vallée d’Eralion, des mois plus tôt, et l’hiver très rude qui avait suivi avaient littéralement paralysé la capitale hesmonnoise. Il était très agréable de voir, à nouveau, des citoyens évoluer dans la rue en contrebas. Les passants allaient et venaient, échangeaient les dernières nouvelles, flânaient ou se reposaient sur les bancs publics. Le quartier culturel d’Edgera, à proximité duquel M. Jon avait acheté sa demeure, reprenait peu à peu son dynamisme habituel.
Gerremi et son Magastel avaient repris leurs entraînements la semaine précédente. Une véritable échappatoire pour le jeune homme, qui l’empêchait de songer à Naëlund. À son grand désespoir, Erosan était sorti du coma le mois dernier, ce qui signifiait que Naëlund allait mourir… même si, pour l’instant, les équipes médicales avaient réussi à maintenir intactes ses fonctions vitales. Certains médecins pensaient même qu’ils étaient capables de le ramener à la vie. Au plus profond de lui, Gerremi en doutait – la destruction totale des Trophées signerait la mort d’un des Dragons Suprêmes – mais il se forçait à se raccrocher à cette minuscule lueur d’espoir. La mort de Kaël, son frère aîné, avait été abominable, comment pourrait-il supporter la perte d’un de ses meilleurs amis ?
« Divins, faites que Naëlund s’en sorte… », pria-t-il intérieurement.
— Tu t’en sors, Gerremi ?
Le jeune homme sursauta. Son Magastel venait de pénétrer sur la terrasse avec deux tasses de thé fumant et une assiette de Mergards – des pâtisseries mornéennes –, qu’il avait achetées sur le marché le matin même. Depuis leur voyage en Morner, ils ne pouvaient plus se passer de ces gâteaux, qui comptaient parmi les meilleurs de la Terre des Mondes.
— Il va vraiment falloir que je réembauche à l’année des domestiques, dit M. Jon en soupirant.
Un voile de tristesse nimba son regard lorsqu’il songea à ses deux anciens servants, tués par la Confrérie de la Lune Rouge, deux mois plus tôt.
— J’ai retenu trois pouvoirs, dit Gerremi pour changer de sujet de conversation – il n’avait pas du tout envie de revivre l’enfer des derniers mois –, Crescentedge, Blackshoc et Sicklemoon. Qu’en pensez-vous ?
Quelques jours plus tôt, Gerremi et son Magastel étaient convenus de travailler sur l’apprentissage de pouvoirs appartenant à un signe autre que l’Eau, le Feu ou l’Esprit, son compagnon de route. M. Jon avait assuré à son disciple qu’il avait acquis assez d’expérience pour commencer à apprendre des attaques sans aucun lien avec ses signes.
— Un Dragon apprend des pouvoirs liés à ses deux signes principaux instinctivement, avait-il expliqué à Gerremi, s’il est relativement facile d’apprendre des pouvoirs polyvalents ou liés à notre troisième signe, développer des attaques de signes totalement étrangers est beaucoup plus complexe. C’est aussi ce qui permet à un Dragon de devenir plus fort et de jouer sur différents tableaux. En Combat Dragon, c’est une nécessité pour venir à bout de tous types d’adversaires.
Puisque M. Jon était de signe Lune, Gerremi et lui s’étaient mis d’accord pour commencer à travailler sur des pouvoirs lunaires. Le Magastel lui avait demandé de parcourir un livre intitulé Puissance du signe Lune et de choisir un pouvoir.
Si le jeune Dragon s’était, tout d’abord, intéressé à des sorts basiques, son Magastel avait tenu à ce qu’il s’essaye sur des attaques de niveau intermédiaire.
Cela n’avait que peu surpris Gerremi. Que ce soit à l’École Edselor ou en entraînement avec son disciple, M. Jon aimait avancer vite et attendait beaucoup de ses élèves.
— Tu as un très bon niveau, pourquoi perdre ton temps à utiliser des pouvoirs de débutant ? avait-il fait valoir, je ne te demande pas d’apprendre un Moonline ou un Lunafear, mais le niveau intermédiaire me semble tout à fait envisageable.
M. Jon s’assit à côté de son disciple, prit une pâtisserie et jeta un bref coup d’œil à ses notes.
— Personnellement, je pense que Blackshoc est la plus intéressante des trois attaques que tu as choisies, dit-il, tu connais beaucoup de pouvoirs purement offensifs, mais peu d’attaques qui stoppent la progression d’un adversaire. Tu as Levitator, de signe Esprit, qui fait léviter ton partenaire, mais si tu tombes face à un Dragon de Sentiments, cela ne te sera que peu utile. Avec Blackshoc, tu auras une chance de le bloquer et de lui faire mal. Le pouvoir le rendra aveugle pendant quelques instants, tout en lui infligeant des dégâts.
Gerremi approuva d’un signe de tête, non sans une once de fierté. Techniquement, il n’avait même pas entamé sa troisième année d’études dans une école pour Dragons… et on ne demandait jamais à un étudiant de premier cycle d’apprendre un pouvoir étranger à ses signes principaux ou à son compagnon de route. Et surtout pas des pouvoirs de niveau intermédiaire... Il allait avoir une très bonne longueur d’avance sur tous ses camarades.
— Maître, ça n’a pas de rapport avec Blackshoc mais, l’année prochaine, en Greana, vous allez reprendre vos cours à Edselor et, moi, mes études… comment est-ce que cela va se passer ?
— Dame Jérola va te faire passer des tests pour évaluer ton niveau. Rassure-toi, nous allons travailler dessus, tant en pratique qu’en théorie. Je m’attends à ce qu’on te fasse entrer directement en cinquième année. En ce qui concerne ta maîtrise du compagnon de route, tu as largement le niveau requis. Concernant tes pouvoirs Dragon, il faut que tu saches maîtriser au moins trois attaques qui n’ont aucun lien avec le Feu, l’Eau ou l’Esprit. Elles doivent également être de signes différents. Nous commencerons par travailler sur Blackshoc puis tu choisiras deux autres éléments. Je te conseille de travailler sur un pouvoir de Soleil et sur un pouvoir de Poison, peut-être moins élaborés que Blackshoc, mais purement offensifs cette fois.
« Durant les trois prochains mois, nous allons travailler quotidiennement là-dessus. Il faudra également qu'on travaille l’Alchimie. On va te demander de réaliser quelques potions relativement complexes durant tes tests. Mais je ne me fais aucun souci pour toi. Tu les réussiras.
Gerremi regarda son Magastel avec des yeux ronds… il comptait le faire entrer en cinquième et dernière année d’études ? Même Alissa intégrerait une classe de quatrième année à la rentrée… et pourtant, elle avait un excellent niveau. Une boule d’angoisse se forma au creux de son estomac. Et si son Maître l’avait surestimé ?
« Au moins, je vais avoir de quoi m’occuper jusqu’en Greana », songea-t-il.
— Après ta dernière année d’études à Edselor, ajouta M. Jon, nous continuerons de travailler ensemble sur l’amélioration de tes pouvoirs. Tu ne seras plus dans une phase dite « d’apprentissage », mais plutôt de « renforcement ». En parallèle, on te demandera de te spécialiser dans une discipline et de réaliser une thèse sur un sujet en lien avec celle-ci. En tant que Magastel, je serai chargé de te superviser. Après trois années supplémentaires, tu devras présenter ton travail devant une commission d’évaluation et réaliser des tests. Si ta thèse et les exercices demandés sont validés, tu obtiendras ton statut de Dragon confirmé.
M. Jon passa une main nerveuse sur sa nuque.
— Je n’aime pas vraiment revenir sur ce sujet, mais notre Consécration a été quelque peu… spéciale. Comme je te l’avais expliqué, à l’époque, en temps normal, un disciple choisit un Magastel en fonction de ses attentes professionnelles. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas réellement eu le temps de nous pencher sur la question. Je pourrai t’orienter vers la maîtrise du compagnon de route, c’est ma spécialité, mais également vers la magie Dragon défensive, offensive ou encore dans les duels. En revanche, si tu émets le souhait de te tourner vers l’Alchimie, l’enchantement, l’herbologie, le soin ou l’Art… ce n’est pas vraiment mon domaine. Tu es mon disciple, alors, bien évidemment, je ferai de mon mieux pour t’aider… mais si tu pouvais quand même éviter l’Art…
Gerremi ricana intérieurement. M. Jon… professeur d’Art ? Ce serait sûrement très comique…
Tout en dégustant son thé et quelques gâteaux, le jeune homme prit un instant pour réfléchir. Avec tout ce qui lui était arrivé, il n’avait jamais eu le temps de songer à son avenir. Sa seule année scolaire ordinaire, où il avait découvert les différentes disciplines Dragon, avait été sa première année d’études. Ensuite, il était parti pour Néorme, où les cours avaient été focalisés sur l’utilisation du Pouvoir Suprême. Après cela, il n’avait été formé que par son Magastel sur la maîtrise du compagnon de route, le combat Dragon et, dans une bien moindre mesure, sur l’Alchimie... des disciplines en lien avec sa mission de sauver Enendel de la malédiction du Trophée de Clairvoyance et d’aider son peuple à remporter la guerre contre le Royaume de Morner.
Lorsqu’il était revenu en Hesmon, à l’aube de la bataille de la vallée d’Eralion, il avait suivi des cours particuliers avec les autres Dragons Suprêmes, mais, une fois encore, ces derniers restaient en lien avec le combat.
Heureusement pour son Maître, Gerremi ne s’intéressait nullement à l’Art, au soin ou à l’Alchimie. Il aimait encore moins l’herbologie. Ces cours l’avaient tellement ennuyé, à Edselor, qu’il s’y était souvent assoupi. Quant à l’enchantement, il n’en avait que très peu entendu parler.
Le jeune homme préférait cent fois se spécialiser dans la maîtrise du troisième signe ou dans le Combat Dragon. Après, entre les deux…
— Tu as le temps d’y réfléchir, lui glissa M. Jon, pour le moment, tu dois te focaliser sur l’apprentissage de Blackshoc. Finis ton thé, on s’y met ensuite.
M. Jon s’apprêtait à se lever lorsque son disciple prit à nouveau la parole.
— Maître, j’ai une dernière question. Elle n’a aucun rapport avec ma formation et elle ne va pas vous plaire…
M. Jon l’encouragea à poursuivre d’un signe de la tête.
— Lorsque les assassins sont venus nous capturer pour nous emmener à la Tour d’Ifares – le corps du professeur fut parcouru d’un frisson lorsque Gerremi prononça le nom de la prison – qui était cette femme, Kira ?
M. Jon respira profondément. Ses yeux exprimaient une telle douleur que Gerremi se demanda, un instant, s’il n’allait pas pleurer. Heureusement, il n’en fut rien.
— Je suis désolé…, balbutia le jeune homme, si vous ne voulez pas répondre…
— Tu n’as pas à être désolé. Tu as tout à fait le droit de le savoir. Kira a intégré la Confrérie trois ans après moi. J’ai été son mentor, dans ses débuts. Elle a eu une vie difficile, tout comme la mienne, cela nous a rapprochés. Au fil du temps, nous avons noué des liens très forts, jusqu’à entamer une liaison. J’ai quitté le service actif de la Confrérie lorsque j’ai obtenu mon poste de professeur à Edselor. Puisque Kira a choisi de continuer l’assassinat, nous ne pouvions pas rester ensemble. La Confrérie a des règles très strictes. Un assassin en service ne peut pas songer à se marier et à mener une vie de famille.
Le professeur prit une profonde inspiration et poursuivit d’une voix rauque :
— Lorsque mon Magastel est décédée, j’ai énormément souffert. C’est à ce moment-là que Kira est revenue dans ma vie. Elle m’a apporté tout son soutien. Par la suite, nos relations sont devenues très complexes : liaisons, ruptures, réconciliations… Tout était très compliqué entre nous. Notre dernière liaison a pris fin un mois avant la bataille de Néorme. Ensuite, je n’ai plus revu Kira… jusqu’à cette fameuse journée où Arcanel l’a envoyée nous capturer. J’aurais voulu qu’elle se range de notre côté…
Gerremi posa une main compatissante sur l’épaule de son Magastel.
— Ce qui est fait est fait, soupira M. Jon, le principal c’est que nous en ayons terminé avec cette histoire. Tu souhaites connaître autre chose ?
— Non, pas pour le moment.
— Dans ce cas, commençons, nous avons beaucoup de travail.